Artiste vénitien
Coupe en verre noir gravé, sur son socle en bois d'origine
Vers 1989, signature gravée sur le bord
H: 20,5 cm Ø verre: 22 cm Ø socle: 26 cm
Venetian artist
Engraved black glass bowl, on its original wooden base
Circa 1989, engraved signature on the edge
H: 20,5 cm Ø glass: 22 cm Ø base: 26 cm
En contemplant attentivement les flancs de cette sobre mais insolite vasque noire ici reproduite, vous penserez peut-être à la manière très libre de dessiner qu’avait le peintre Jean Dubuffet ,promoteur de la Collection de l’Art Brut (conservée aujourd’hui à Lausanne), ou bien encore à ces multiples figurations humaines aux yeux effarés qui peuplent les façades éclectiques du Palais du Facteur Cheval, dans la Drôme française… Pour autant, l’univers pictural de Paolo Martinuzzi n’est absolument pas à considérer comme de l’art brut, encore moins comme un art naïf. Il y a certes des traces d’enfance dans son trait, mais aucune naïveté : l’artiste était très cultivé, très préparé artistiquement. Il a commencé à peindre à mains nues puis, en suivant le conseil d’un dentiste écossais de passage, s’est mis à dessiner sur le verre avec une aiguille… Il a de la sorte cherché à s’exprimer par un dessin naturel, léger, intime, auquel chacun de nous, universellement, peut s’identifier. Son œuvre se veut ainsi une déclaration directe et essentielle, simple et sans affèteries. Il s’est emparé des matériaux parmi les plus primordiaux de l’art, bois, fer, pierre ou verre, sans penser aux normes académiques, indifférent aux prouesses techniques. Entre candeur et dureté, Il y a distillé de l’humour, de la tendresse, quelques cris aussi… Il sculpte, découpe, grave ou peint – selon les surfaces – des manifestations de la présence humaine : visages étonnés ou angoissés, drolatiques ou inquiets, corps solitaires ou bien au contraire intriqués en nuées gigotantes – qui semblent venir des profondeurs de la terre ou de la mer – remplissant désormais toute la surface. Mais il y a aussi beaucoup de pudeur dans ce trait synthétique, qui renvoie à une éternité de la représentation du masque humain, pariétale, primitive. Comme un retour consenti à l’enfance de l’art. Ce qu’il nous décrit tient tout autant de la découverte des graffitis inuits sur les parois intérieures glacées d’un igloo du Grand Nord, que du surgissement des ombres qui s’allongeaient et effrayaient les vivants dans la mythique Caverne de Platon, faiblement éclairée à la bougie… Dans l’œuvre rare que je vous propose aujourd’hui à la vente, toute l’atmosphère trouble et contrastée de l’ile de Murano est présente, au travers de la relation ambigüe qu’entretient cette coupole inversée de verre, d’un noir solennel, avec le méli-mélo truculent des corps et des visages qui s’y trouvent gravés, sans d’ailleurs qu’on les aperçoive au premier coup d’œil. En effet, ce décor foisonnant est presque caché par une double cerce de bois flotté, récupérée dans la Lagune, patinée et ravinée par le temps, qui lui sert de socle et dans laquelle la vasque s’enfonce. Ce langage distinct des matériaux, leurs conditions comme opposées, leur rapport désaccordé au temps et à la trace sont des données essentielles dans l’acceptation de la beauté étrange des créations de Martinuzzi. Son œuvre entier a surgi ainsi de ses impressions d’enfance et du constat d’une dégradation constante du paysage urbain vénitien, où tout s’érode inexorablement sous l’effet conjugué de la pollution de l’air, de l’eau et du passage des foules transhumantes. Graver le verre à la pointe d’acier fut pour l’artiste le geste le plus simple qu’il puisse faire, pour retranscrire artistiquement son inquiétude fondamentale et son désir de restituer sur la peau du verre – comme s’il s’agissait de le tatouer – la grâce, la force et la fragilité du monde. Il arrive, par ce biais ténu – discret sinon secret – à représenter métaphoriquement l’homme dans tous ses instants de vie et de mort, à témoigner – avec émotion et un sens aigu de l’émerveillement – de la naissance et renaissance perpétuelle du genre humain. Clara Scremini, sa fidèle galeriste parisienne – en préface au catalogue d’une exposition qu’elle lui consacra en 1986 – relatait fort bien cette osmose viscérale qu’entretenait l’artiste avec le verre de Murano : « Lorsque Martinuzzi nous décrit comment il grave le verre, il parle de ces traces blanches, de cette poudre blanche qui est comme le sang du verre, puisque c’est la chair de l’homme qu’il veut marquer en gravant le verre, ce verre qu’il a voulu et choisi à Venise (à l’exclusion de tout autre). Bois, fer, verre, tout semble ne rappeler que l’eau, ou plutôt l’ile de Murano, les souvenirs familiaux, la Venise pour lui lointaine, et quelque mystère que Martinuzzi aurait connu, ou perdu, ou qu’il chercherait encore. Qui sait ? » Il faut signaler ici que les œuvres de Paolo Martinuzzi en verre noir sont particulièrement rares dans l’ensemble de son travail. L’artiste s’est plus souvent exprimé sur des plaques ou des formes soufflées en verre incolore (telle cette forme globulaire transparente, mais gravée en pourtour, conservée dans les collections du MAD-Paris, qui repose elle aussi sur un lourd socle en bois flotté, assez comparable à l’œuvre qui nous concerne aujourd’hui). Ce versant obscur de notre rare « œuvre en noir » donne, à mon avis, un intérêt supplémentaire à cette pièce, une qualité supérieure de mystère et d’hermétisme. Il faut dire d’une façon plus générale que les verreries gravées sont assez rares dans l’histoire même de Murano, et que seuls quelques artistes ou fabriques isolées ont pratiqué cette technique au cours du XXe siècle : pour exemple, le Studio Ars et Labor Industrie Riunite (S.A.L.I.R.), a été fondé à Venise en 1924 dans le but de moderniser cet art ancestral de l’incision à la roue, qui permet de créer l’illusion de la profondeur grâce à de nombreux traitements de surface subtils, à l’intérieur même du motif gravé. Le nom de Balsamo Stella (1882-1941), peintre graveur sur verre italien, l’un des plus célèbres dans cette fabrique vénitienne, est resté à la postérité : à son départ de S.A.L.I.R. en 1932, son atelier de gravure et de décoration émaillée a été repris par Franz Pelzel (1900-1974), originaire de Bohême. Paolo Martinuzzi a quant à lui perpétué en solitaire cette technique gravée artisanale. De façon remarquable et singulière, il aura su la porter à un très haut niveau artistique. La preuve en est qu’aujourd’hui, nombre de ses œuvres sont intégrées dans de prestigieuses collections officielles, parmi lesquelles le Musée du Verre à Liège, le Musée Bellerive à Zurich, le Musée Royal, à Bruxelles, le Museum für Kunsthandwerk à Francfort, Le Veste Coburg à Coburg, le Corning Museum of Glass à New-York, le Musée Boymans van Beuningen à Rotterdam, le Kunsthaus am Museum à Cologne, le Musée des Arts Décoratifs, à Paris… Son travail a été exposé dès 1969 à Venise, à l’occasion de différentes Biennales, et il faisait également partie de la vaste rétrospective « Mille ans d’art du verre à Venise », au Palais des Doges, en 1982. Paolo Martinuzzi a été amplement exposé en Allemagne, en France, aux Pays-Bas, en Autriche, aux États-Unis…